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Mercredi de 14 h à 17 h (Musée du quai Branly, salle 2, rue de l'Université 75007 Paris, inscription préalable obligatoire sur www.quaibranly.fr, rubrique « Étudier et rechercher »), du 29 novembre 2017 au 6 juin 2018
Dans le but de préciser et d’enrichir le concept de mémoire sociale, nous avons, ces dernières années, identifié deux formes de tradition iconographique. L’une, liée à l’exercice conscient d’une mémoire, permet de penser autrement l’opposition entre l’oral et l’écrit. L’autre, qui implique la mise en place d’une agentivité attribuée aux images, renouvelle la théorie de l’action rituelle. Cette année, en nous appuyant notamment sur l’analyse de cas méso-américains, amazoniens et océaniens, nous allons poursuivre sur ce chemin, en introduisant le concept de « transmutation », et l’étude des relations possibles entre ces différentes formes de tradition.
Domaine de l'affiche : Anthropologie sociale, ethnographie et ethnologie
Intitulés généraux :
Direction de travaux d'étudiants :
sur rendez-vous au Laboratoire d'anthropologie sociale, 3 rue d'Ulm 75005 Paris.
Réception :
sur rendez-vous au Laboratoire d'anthropologie sociale, 3 rue d'Ulm 75005 Paris.
Niveau requis :
projet de recherche écrit.
Adresse(s) électronique(s) de contact : severi(at)ehess.fr
Dans notre recherche d’une généalogie de l’anthropologie de la pensée, nous avons cette année consacré notre séminaire à une relecture de La Pensée Sauvage. Une des thèses qui firent scandale à l’époque de sa parution fut la proposition, qui ne nous étonne plus, de penser la relation entre science et magie en termes de complémentarité : « les propriétés accessibles à la pensée sauvage ne sont pas les mêmes que celles qui retiennent l’attention des scientifiques. Selon chaque cas, le monde est abordé par deux bouts opposés : l’un suprêmement concret, l’autre suprêmement abstrait ; et soit sous l’angle des qualités sensibles, soit sous l’angle des propriétés formelles » écrivait Lévi-Strauss dans un passage devenu célèbre. Ce qui peut nous paraître plus surprenant aujourd’hui, c’est que le fondateur de l’anthropologie structurale ne se contentait pas d’intégrer les deux types de pensée sous un même critère d’exercice de la pensée. Il prétendait aussi que c’était le seul possible. Selon lui, la science et la pensée sauvage n’ont pas seulement conduit l’une et l’autre à deux savoirs distincts bien qu’également positifs. Elles ont aussi épuisé le domaine de la pensée. « Le processus tout entier de la connaissance humaine assume ainsi le caractère d’un système clos » – écrivait Lévi-Strauss dans une des dernières pages de son livre.
Nous avons cette année mis en question cette conception de la pensée humaine en tant qu’espace clos. Nous avons commencé notre travail de lecture critique en abordant la question de la place de l’art dans ce système. Le lecteur des premières pages de la Pensée Sauvage, qui se souvient que Lévi-Strauss avait commencé par distinguer la magie de la science et de l’art, peut en effet se demander quel était donc le statut de l’activité artistique au sein de ce système dichotomique clos, qui ne donne aucune place à la fiction. L’art n’aurait-il donc pas de propriétés logiques propres ? La question était à poser, puisque Lévi-Strauss lui-même, dans un certain nombre d’analyses lumineuses avait, dans ce même livre, soutenu le contraire.
Une fois identifié ce premier point critique dans la conception lévistraussienne de la pensée, nous avons réexaminé l’opposition que Lévi-Strauss établit entre le totémisme et le sacrifice. Si dans les deux cas, une affinité est implicitement reconnue entre un humain, ou un groupe d’humains d’une part, un animal ou un végétal d’autre part, il est clair que ces deux institutions restent, pour Lévi-Strauss, profondément différentes. Au sein d’un système totémique, on ne peut jamais substituer une bête pour une autre, puisque la seule réalité du système consiste dans un réseau d’écarts différentiels entre des termes posés comme discontinus. Dans le cas du sacrifice, c’est l’inverse. Le principe fondamental est celui de la substitution : à défaut de la chose prescrite, n’importe quelle autre peut le remplacer. On peut donc définir le sacrifice comme une réunion de particularités, empiriquement observables dans un certain nombre de cas sans qu’en résultent des propriétés originales, et sans qu’on puisse en faire une synthèse organique. Il est donc, pour Lévi-Strauss, inutile de vouloir faire une théorie du sacrifice, puisqu’aucune logique cohérente n’y est décelable.
Pour soutenir cette thèse sur le sacrifice, le fondateur de l’anthropologie structurale s’appuie essentiellement sur l’ethnographie classique d’Evans-Pritchard sur les Nuer. Dans une série d’articles, le maître de l’anthropologie britannique avait montré comment l’identification entre les hommes et les bœufs, qui jouait un rôle décisif dans les pratiques sacrificielles, pouvait s’exprimer à travers l’usage d’autres espèces animales. Chez les Nuer, « en tant que victime sacrificielle » écrivait Lévi-Strauss, « un concombre vaut un œuf, un œuf un poussin, un poussin une poule, une poule une chèvre, une chèvre un bœuf ». Lévi-Strauss opposait ainsi le totémisme au sacrifice, comme on peut opposer un système logiquement cohérent à une série d’arrangements empiriques qui ne se réalisent que sur le plan de la contiguïté empirique. Alors que le totémisme repose sur une corrélation formelle entre deux systèmes de différences (entre groupes humains et groupes d’espèces animales qui les représentent), dont chacun constitue un pôle d’opposition, le sacrifice mobilise une série continue d’espèces naturelles qui joue le rôle d’intermédiaire entre deux termes polaires, dont l’un est le sacrificateur et l’autre la divinité, entre lesquels, il n’existe pas d’homologie, ni même de rapport d’aucune sorte.
Nous avons distingué deux aspects de la thèse de Lévi-Strauss. Le premier est d’ordre épistémologique. Face au totémisme, qui représente le véritable paradigme de la « pensée dichotomique », le « système du sacrifice » frappe par son caractère fragile et empirique (puisqu’il tente d’établir des relations instables là où elles n’existent pas), par son manque de logique interne (puisqu’aucun critère ne semble fonder l’équivalence et la continuité qu’il tente d’établir entre des espèces naturelles qui existent sous la forme de série discontinue), et finalement par son manque de portée générale (puisqu’il ne tient finalement qu’un discours particulier dénué de bon sens). Le deuxième aspect est plus surprenant, puisqu’il est d’ordre ontologique. Selon Lévi-Strauss, en convoquant « un terme inexistant » comme la divinité, le sacrifice ne tient pas compte de la réalité, ou, plus exactement, il situe son « système d’opérations » dans un genre de réalité qui ne respecte pas les lois de la nature. C’est grâce à cette indifférence vis-à-vis du réel qu’on peut y « prendre une bête pour une autre », ce qui est impossible dans le totémisme. Plus encore, dans le système du sacrifice on peut même établir une relation fictive entre des hommes et des bœufs, comme on peut le faire entre une chèvre et un concombre.
Au cours du séminaire, nous avons essayé de montrer que cette conception, qui refuse au sacrifice toute cohérence, est aussi intenable aujourd’hui que l’idée de la pensée en tant que système clos. Pour le montrer, nous avons systématiquement repris l’ethnographie sur laquelle Lévi-Strauss a fondé ses analyses. On y a vu apparaître, au lieu de ce que Lévi-Strauss qualifiait de « discours particulier dénoué de bon sens », une logique des relations rituelles qui restitue au sacrifice et à la pensée dont il est porteur toute leur légitimité. Ce travail critique nous a montré un premier exemple des formes de pensée, bien réelles, qui échappent au schéma lévi-straussien. Il nous a aussi permis d’esquisser les prémisses d’une théorie relationnelle du sacrifice, que nous allons maintenant développer.
Publications
Dernière modification de cette fiche par le service des enseignements (sg12@ehess.fr) : 15 mai 2018.