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3e vendredi du mois de 15 h à 18 h (salle AS1_23, 54 bd Raspail 75006 Paris), du 17 novembre 2017 au 15 juin 2018. Une séance supplémentaire aura lieu le 29 juin 2018
La compréhension de la révolution communiste chinoise connaît aujourd’hui de nouveaux développements, en Chine et hors de Chine. Les origines, le déroulement, les formes qu’elle emprunte tout au long de la seconde moitié du XXème siècle font l’objet de nouvelles appréciations. Tout en s’inscrivant dans ce renouveau historiographique, notre séminaire interdisciplinaire entend contribuer à la compréhension de moments de basculements révolutionnaires, ou de mise en œuvre d’un projet totalitaire, en analysant comment ces événements ont été vus, pensés, éprouvés, en cours d’action ou après-coup.
Le séminaire ouvrira cette année une réflexion collective sur les tournants qui ont affecté la vie d’individus ou de communautés des années 1950 aux années 1980 et dont on perçoit encore les traces aujourd’hui, en République populaire de Chine. À partir d’enquêtes de sciences sociales en cours, menées dans des espaces géographiques et des milieux sociaux variés, nous essaierons de comprendre comment les signes de ces basculements ont été perçus dans la chronologie propre à l’existence des acteurs et à l’histoire de leur localité. Comment une situation qualifiée d’inhabituelle, d’exceptionnelle ou radicalement incomprise, finit-elle par s’imposer, devenir familière et à quel prix ? Une attention particulière sera accordée aux matériaux mobilisés, à leur nature (journaux personnels, archives judiciaires, récits autobiographiques, rapports d’enquête, entretiens), à ce qu’ils donnent à voir et comment, et au public qu’ils visent. Ainsi, le séminaire sera aussi l’occasion d’ouvrir la discussion sur les défis méthodologiques et analytiques que ces matériaux lancent au chercheur.
Nous mènerons une réflexion commune autour de quatre dossiers. Xénia de Heering, à partir d’une autobiographie écrite par un Tibétain et publiée en Chine en 2007, proposera une réflexion sur le basculement qui a affecté le nord-est du Plateau tibétain (régions tibétaines du Qinghai et du Gansu) à la fin des années 1950. Que peut nous apprendre le récit détaillé de l’expérience d’un enfant, alors âgé de dix ans, sur ce qui est alors décrit, dans son entourage, comme un « grand renversement d’époque » ? Que révèlent les réceptions de l’ouvrage quant aux traces et compréhensions de ce basculement aujourd’hui ? Marie-Paule Hille, à partir de rapports d’enquête des équipes de travail datant des années 1950 et 1960, de documents internes et d’un travail d’histoire orale, s’intéressera à la mise en œuvre de la réforme agraire au sein d’une communauté musulmane du Gansu qui avait adopté un mode de vie et de production collectifs durant la période républicaine. Que nous apprend cette communauté sur l’adaptabilité nécessaire des cadres du parti face à des situations locales particulières ? Isabelle Thireau explorera les journées des 14 et 15 janvier 1949 qui voient l’entrée des troupes communistes dans la ville de Tianjin. Elle examinera les récits qui ont été faits de ces deux jours, notamment par l’auteur d’un journal privé dans l’ignorance des expériences à venir, comme les échanges récents entre les auditeurs d’une émission de radio, tous témoins de ces heures singulières. Christine Vidal se concentrera sur le journal qu’a tenu l’éditeur, historien et essayiste Song Yunbin (1897-1979) entre 1949 et 1966. Elle s’attachera à montrer ce que ce document écrit au jour le jour donne à voir du regard porté par son auteur sur les événements et transformations dont il est témoin ou partie prenante. Elle s’interrogera en particulier sur les façons dont l’auteur se définit, sur leurs évolutions et sur les impacts des formes d’assignation et de catégorisation dont elles témoignent.
Mots-clés : Anthropologie historique, Anthropologie sociale, Droit, normes et société, Écriture, Enquêtes, Ethnographie, Histoire, Historiographie, Intellectuels, Interactions, Justice, Minorités, Révolutions, Sociologie politique, Témoignage, Temps/temporalité, Textes, Violence,
Suivi et validation pour le master : Mensuel annuel/bimensuel semestriel (8x3 h = 24 h = 6 ECTS)
Intitulés généraux :
Centre : CCJ - Chine, Corée, Japon
Renseignements :
CECMC, bur. A733, 54 bd Raspail 75006 Paris, tél. : +33 (0)1 49 54 20 90.
Direction de travaux d'étudiants :
contacter l'enseignante par courriel.
Réception :
sur rendez-vous auprès de l'enseignante par courriel.
Niveau requis :
séminaire ouvert à tous. La connaissance du chinois est souhaitée mais non requise pour suivre le séminaire.
Site web : http://cecmc.ehess.fr/
Adresse(s) électronique(s) de contact : marie-paule.hille(at)ehess.fr, thireau(at)ehess.fr, christine.vidal(at)univ-lille.fr, xenia.deheering(at)gmail.com
Enquêtes sur des moments de basculements révolutionnaires en Chine contemporaine
Le séminaire s’est déroulé en huit séances de trois heures du 17 novembre 2017 au 15 juin 2018. À travers un exposé des travaux de recherche en cours à partir d’une diversité de matériaux (journaux personnels, archives judiciaires, récits autobiographiques, rapports d’enquête, entretiens), ces huit séances ont fait émerger des problématiques communes que nous présentons ci-dessous.
Regard critique sur les matériaux
Les matériaux au fondement des quatre enquêtes se distinguent par leur diversité et le problème commun que leur nature pose au chercheur. Saisir ces sources dans leur matérialité et leur histoire propre a été un des premiers enjeux du séminaire. Nous avons ainsi exploré, quand cela s’avérait possible, les initiatives de publication, les processus éditoriaux et leurs contraintes, les échelles de circulation de ces écrits.
Une difficulté récurrente a été non seulement la datation mais aussi la compréhension du contexte de leur production écrite. Chacune des enquêtes présentées a d’abord été une enquête sur les documents eux-mêmes sans jamais les considérer comme une « donnée » évidente. Nous avons ensuite considéré les usages successifs de ces matériaux dans différents contextes, soit politiques, soit sociaux. Comment une source écrite sert-elle des motifs différents dans des périodes historiques différenciées ? Nous avons ainsi pu souligner la prudence méthodologique à adopter dans la manipulation des ego documents. Nous avons vu que la publication en 2015 d’un récit portant sur la libération de Tianjin les 14-15 janvier 1949, tiré du journal de Xu Tianrui (né en 1930), ne pouvait se faire sans un remaniement qui le rende acceptable. L’étude du journal de Song Yunbin (1897-1976) montre également que ce genre de source doit être replacée dans une tradition où l’écrit occupe une place centrale.
Une attention particulière a été portée aux contextes de production, notamment politiques, de ces sources, et aux visées de ces productions. De ce point de vue, Naktsang Nülo, auteur du récit Joies et peines, dit être dans l’impossibilité d’écrire un livre sur l’histoire du Tibet dans son ensemble mais qu’il a le « droit d’écrire [sa] propre histoire ». Song Yunbin se saisit du journal pour témoigner, pour laisser une trace mais aussi pour se prémunir d’accusations infondées. Dans les enquêtes et le travail historiographique de Ma Tong, la position de l’enquêteur façonne l’enquête produite avec comme perspective l’aboutissement d’un projet politique cherchant des alliés parmi les élites religieuses.
Réflexion sur les chronologies
Dans cette mise en commun du travail d’enquête, une autre difficulté, partagée par toutes, est apparue : celle des chronologies et de l’identification de ce qui fait événement pour les acteurs. La question de fond a été de réfléchir à la façon de saisir les tournants historiques dans la chronologie propre à l’existence des acteurs et à l’histoire de leur localité. Après tel ou tel événement, les choses ne sont plus comme avant : les « événements de 1929 » à Lintan, la libération de Tianjin (ou l’événement perçu est-il ici d’abord la fin de la guerre civile ?), le « renversement d’époque » qui a lieu au Tibet, des expériences et des observations qui s’accumulent de façon apparemment plus graduelle, plus subtile, dans le journal de Song Yunbin. Ces « tournants », perçus dans les actions en cours ou a posteriori, ne peuvent être considérés indépendamment d’un point de vue, d’un acte de perception et du langage. Comment le flou d’une chronologie apparaît-il dans la difficulté à dater précisément le début et la fin d’un événement comme la « libération » de Tianjin par exemple ou d’associer une révolte de l’année 1958 au début de la révolution culturelle ?
Ceci amène à questionner, à réinterroger de façon critique l’usage par les acteurs des chronologies qui nous sont familières, véhiculées par les traditions scolaires et universitaires ou par l’histoire « officielle ». Face à ces chronologies nationales, il convient aussi d’être attentif aux chronologies que les acteurs identifient par eux-mêmes, à partir de leur position et de leur expérience dans une localité donnée ou un contexte particulier. Cela nous conduit à reconsidérer plus finement les interconnexions entre localités et provinces, mais aussi, d’un point de vue plus phénoménologique, entre les différentes temporalités telles qu’elles sont appréhendées et articulées par les acteurs.
Langage et typification
Tout au long des séances, une attention particulière a été portée à la question du langage. Le langage est déjà affaire d’interprétation : les termes, les typifications et les catégories utilisées dessinent des réseaux conceptuels, d’interconnaissance, et font apparaître des évaluations. Nous avons essayé de considérer les usages linguistiques dans leurs temporalités en étant attentives à l’apparition de mots nouveaux – pour qualifier des réalités nouvelles ou non – comme révélateur d’un champ sémantique en pleine transformation. Nous avons considéré ces « mots d’hier » que l’on continue à utiliser mais aussi ces moments précis où certains termes vont être associés à ou imposés sur certaines réalités ou certains acteurs. Quand il s’agit de milieu culturel interconnecté, nous avons développé notre réflexion sur le sens social de certains termes et leur traduction, pour la notion de waqf mais aussi des termes tibétains difficilement traduisibles en chinois car ils charrient avec leur sens tout un contexte d’énonciation. Nous avons également pu considérer comment cette question du langage est centrale dans la mise en écriture et en livre, faite par les acteurs, et celui de traduction, accompli par le chercheur, avec par exemple l’ajout des guillemets pour mettre certains mots à distance ou le choix de traduire dus ’gyur (litt. « changement d’époque ») par « Révolution ».
Un objet complexe : les incertitudes
Ce séminaire a également dégagé des éléments pour penser une sociologie des incertitudes à partir des interprétations divergentes d’une réalité sociale dues à des expériences plurielles. Nous avons en ce sens porté notre attention sur les décalages dans des récits faits dans l’action en cours – dont l’anticipation des acteurs fait pleinement partie (réflexions sur ce qui aurait pu arriver, sur les alternatives possibles, sur les craintes non réalisées, etc. qui participent aussi à la constitution de l’événement) – et les récits ex post une fois que l’action est révolue. Nous avons essayé de saisir par nos enquêtes comment une réalité nouvelle (qui n’est plus questionnée dans un moment ex post) finit par s’installer progressivement. Dans cette même perspective, nous avons réfléchi aux modalités d’évocation du passé : dicible et indicible apparaissent comme deux catégories bel et bien situées. À Tianjin, par exemple, on ne parle pas du passé sur la place de la Victoire mais on peut le faire, ensemble, en enquêtant pour stabiliser un passé commun dans une émission de radio. Dans son journal, en abordant l’année 1949, Song Yunbin a le sentiment que la « révolution » est déjà derrière lui.
Dernière modification de cette fiche par le service des enseignements (sg12@ehess.fr) : 24 novembre 2017.