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Base de données des enseignements et séminaires de l'EHESS

Pragmatisme et conflictualité. La critique des pouvoirs en régime de controverse

S'il s'agit de l'enseignement principal d'un enseignant, le nom de celui-ci est indiqué en gras.

1er et 3e vendredis du mois de 11 h à 13 h (salle 8, 105 bd Raspail 75006 Paris), du 17 novembre 2017 au 15 juin 2018

L’étude des procédés par lesquels des acteurs font surgir de nouvelles causes dans l’espace politique a contribué au renouvellement de la sociologie pragmatique. Résumée sous l’expression de balistique sociologique, cette approche a enrichi l’analyse des épreuves publiques, conçues comme des échangeurs entre rapports de forces et formes de légitimités. Le cœur de cible de cette sociologie a longtemps été formé par l'analyse des trajectoires des causes collectives, notamment dans les champs environnementaux, sanitaires ou technologiques. Qu’il s’agisse de changement climatique, d’énergie nucléaire ou de gaz de schiste, d’OGM, de nanotechnologies ou de pesticides, de pollution atmosphérique ou de champs électromagnétiques, on voit s’affronter des porteurs de promesses technologiques, des lanceurs d’alerte et des mouvements critiques, capables d’étendre les registres de la contestation mais aussi de forger des alternatives. Au centre des champs de forces qui se dessinent, des régulateurs et des acceptologues sont à l’œuvre, en puisant dans le répertoire constamment renouvelé des procédures de concertation ou de débat public.

L’enquête pragmatique change de modalités lorsqu’on cherche à se situer en amont des figures publiques de controverse et de conflit. À partir de l’étude des relations d’emprise et de leur transformation graduelle, souvent silencieuse, le séminaire prolongera les enquêtes sur les formes d'influence et d’anticipation stratégique, ainsi que les bifurcations et les ruptures à partir desquelles s’élaborent et se transforment les jeux de pouvoirs. Les processus critiques se déploient sur de multiples scènes et sont inégalement accessibles à l’observation ou au dévoilement. Au-delà de l’enregistrement des prises de position publiques, il faut doubler l’analyse des procédés argumentatifs par l’examen des façons de lier ou de se lier dans des milieux en interaction. Comment saisir à la fois la production de liens d’intérêts ou de jeux d'interdépendances élaborés de longue date, peu visibles dans les dispositifs publics, et les capacités de mobilisation, de coalition ou d’alliance, rarement réductibles à un modèle d’alignement fondé sur l’intérêt bien compris ? Pour fortifier leurs perceptions et leurs interprétations, les acteurs se nourrissent continûment des productions des sciences sociales, et en particulier des théories du pouvoir, de la légitimité et de l’action publique, ce qui a des effets en retour sur les joutes académiques – comme c’est le cas à propos de l’« expertise », de la place des « lanceurs d’alerte », de la « démocratie participative » ou de l’« acceptabilité sociale des risques ». Que les protagonistes s’opposent frontalement ou optent pour une logique de coopération, la dynamique des conflits rend visibles toutes sortes d’opérations interprétatives, d’agencements et de pratiques. Des épreuves marquantes rendent manifestes des tensions, des contradictions et des points de rupture qui contrarient les propositions de monde commun.

En poursuivant le fil des alertes, des crises et des catastrophes, le séminaire s'intéressera aussi aux différentes scénarisations du futur, en particulier à partir des controverses autour des entités numériques ou artificielles. Les enjeux du numérique seront toujours pensés en rapport avec des formes de vie et des points de recoupement ou d'articulation avec le monde sensible. Par-delà le jeu des utopies et des dystopies, la confection critique des visions du futur pèse sur la portée des disputes et des différends, contribuant à l’ouverture continue des possibles. Si des versions téléologiques s'opposent tout en gagnant en puissance d'expression, les processus collectifs font surgir l'indétermination du sens de l’histoire sur laquelle prend appui toute expérience démocratique. Comme l'ont montré les multiples mouvements déployés sur les places sans représentations fixes, on ne peut jamais prédire ni clore par avance la portée d'un processus critique. Comprendre les ouvertures d’avenir et les prises, individuelles ou collectives, sur ces processus, c’est engager le pragmatisme sociologique dans un programme fort, attentif à la diversité des expériences et des milieux, dont l’irréductibilité foncière ne cesse de s’imposer à l’enquête.

Aires culturelles : Europe, France, Transnational/transfrontières,

Suivi et validation pour le master : Bi/mensuel annuel (24 h = 6 ECTS)

Mentions & spécialités :

Domaine de l'affiche : Sociologie

Intitulés généraux :

  • Francis Chateauraynaud- Modèles sociologiques pour l’analyse des processus de mobilisation
  • Renseignements :

    contacter Stéphanie Taveneau par courriel : stephanie.taveneau(at)ehess.fr

    Direction de travaux d'étudiants :

    les 1er et 3e vendredis du mois sur rendez-vous entre 15 h et 19 h.

    Niveau requis :

    master 1 ou équivalent.

    Site web : http://www.gspr-ehess.com/

    Site web : http://concertation.hypotheses.org/

    Adresse(s) électronique(s) de contact : chateau(at)ehess.fr, jean-michel.fourniau(at)ifsttar.fr

    Compte rendu

    Au cours des deux premières séances du séminaire, nous avons opéré un retour réflexif sur les évolutions récentes des sociologies pragmatiques, et plus généralement des sciences sociales contemporaines dans leurs rapports au pragmatisme. Au vu des débats, plutôt stériles, mettant aux prises une sociologie qualifiée de « critique » et une sociologie dite « analytique », nous sommes revenus sur les différentes manières de lier logique d’enquête et engagement normatif dans les recherches d’inspiration pragmatiste : la quête de neutralité axiologique et la mise à distance de tout engagement produisent des effets politiques particuliers. C’est la démarche inverse qui a prévalu par exemple dans la formation du concept de lanceur d’alerte (1996) et le suivi continu de ses retraductions juridiques, politiques, éthiques. Ajoutons, parmi les exercices réflexifs liminaires opérés par le séminaire, une séquence inspirée des « conférences gesticulées » de Franck Lepage, appliquée à la novlangue de l’écologie politique. Le fait de disposer d’un lexique préétabli que l’on peut assembler à peu près n’importe comment, en utilisant un jeu de cartes dédié, rend manifeste l’importance de deux dimensions, soulignées depuis longtemps par la sociologie pragmatique des transformations : la dimension modale de l’action et du jugement (passant par les adverbes et autres quantificateurs ou opérateurs logiques) ; la dimension sensible et perceptuelle de l’agir et de toute prise assurant la solidité d’un raisonnement.
    La troisième séance, animée par Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, est revenue sur le terrain brésilien. Elle ouvrait une série consacrée aux « enquêtes dans les milieux ». Sous le titre « O Fim Amargo de um Rio Doce », on a en effet poursuivi l’examen, à partir d’une mission de terrain menée dans l’état d’Espiroto Santo (octobre 2017), sur l’embouchure du Rio Doce, des conséquences de la catastrophe de Mariana au Brésil (novembre 2015). La séance de janvier a permis d’entendre Emmanuel Renault (Sophiapol, Université Paris 10) qui s’efforce de lier enquête de terrain et philosophie sociale : constatant qu’il ne va pas de soi pour un philosophe de s’engager sur un terrain, il a redéployé ses thèmes de prédilection (la reconnaissance, le conflit, l’injustice, la domination) à partir de deux enquêtes menées directement dans des quartiers dits « sensibles ». La séance suivante a pris la forme d’une discussion du dernier ouvrage de Sandra Laugier (ISJPS, Université Paris 1) et Albert Ogien (Cems, EHESS), Antidémocratie, paru à la Découverte en octobre 2017. La question des formes de citoyenneté dans un contexte de défiance et de radicalité – avec des montées aux « extrêmes » comme disent les politistes –, a nourri les débats, l’idéalisme du citoyen doté des bonnes capacités d’autogouvernement se heurtant au réalisme des descriptions sociologiques de terrain. Dans la foulée de la séance précédente, Marion Carrel (Ceries-Université Lille 3 et CEMS-EHESS) a présenté ses travaux sur les expériences des discriminations et les formes de politisation émergentes dans les quartiers populaires.
    Revenant, début mars sur un des fils majeurs du séminaire, Jean-Michel Fourniau a présenté les différentes stratégies de recherche, des plus formelles – en particulier les transitions studies – aux plus participatives, face à la pluralité des chemins de la transition écologique. Lors de la séance du 16 mars, Christophe Traïni (CHERPA, IEP Aix-en-Provence), qui travaille de longue date sur les rapports entre politique et émotion, a développé ses questions de recherche et ses principales hypothèses autour des mises en scène de procès organisées par des ONG ou des collectifs de citoyens – à l’instar du procès de Monsanto organisé à La Haye à l’automne 2016. La simulation judiciaire vient en effet enrichir le répertoire des modes de contestation et introduit des modalisations intéressantes dans l’usage pragmatique des émotions politiques. La série s’est poursuivie avec une intervention de Gilles Verpraët (LASCO-Sophiapol, Université Paris Nanterre), sur les formes de la justice environnementale et leurs impacts sur les processus de transition.
    La dernière série de séances a été consacrée à la question des futurs – les futur studies faisant partie des domaines en pleine ébullition ces dernières années. Arnaud Saint-Martin (Printemps, UVSQ) a présenté ses enquêtes menées aux États-Unis autour de l’émergence du « NewSpace », en déployant les réseaux d’acteurs engagés dans les nouvelles politiques spatiales et la manière dont les promesses et les projets tentent de déterminer le futur des missions et des technologies associées. Enfin, la dernière séance a été l’occasion pour Francis Chateauraynaud de revenir sur l’histoire de l’intelligence artificielle (IA). Sous le titre « L’ordre computationnel et le mythe de la “super-intelligence”. Regard critique sur l’économie des promesses dans les mondes numériques », il a aussi été question du type de position que peuvent prendre des chercheurs en sciences sociales dès lors qu’ils se saisissent des plans d’expérience offerts par les outils numériques. Et bien évidemment, l’expérience Marlowe, contre-intelligence artificielle née fin 1999, a servi de contrepoint épistémique, mais aussi axiologique, face aux annonces des agences de marketing de la nouvelle IA.

    Publications

    • Avec J. Debaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Pétra, 2017.
    • Avec J. Debaz, « Oser la culture des micromondes face aux désastres globaux », SocioInformatique et Argumentation, hypotheses.org, 2017.
    • « Le futur a encore besoin de nous. Batailles (ar)rangées autour des ouvertures d’avenir », dans Comment s’orienter dans la transition ?, Actes du premier séminaire du programme Cit’in le 23 mars 2018, mis en ligne le 30 mai 2018.

    Dernière modification de cette fiche par le service des enseignements (sg12@ehess.fr) : 28 juillet 2017.

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